
Chaque instant est nouveau et se meurt ensuite
Dans le salon, de ma vie d’avant … Confortablement installé sur le canapé, entre coussin tendre et café allongé, mon esprit s’offre le plaisir douillet d’un moment de grâce, celui d’une fin de matinée de week-end. Tout est calme dans la maison familiale, juste un petit crépitement de cheminée. J’écoute les bruits de la vie qui s’offre à mes cotés : le silence, quelques craquements sourds, le pas léger de ma fille descendre les escaliers en bois, le son caractéristique de glissement de son tabouret sur le parquet, un froissement de cuir, le petit claquement sec de l’ouverture du clavier de son piano, un souffle de sa respiration, l’inspiration silencieuse, la concentration qui précède le toucher de la toute première note.
Comme une source bouchée qui se mettrait à couler, d’un coup, la musique emplit soudainement la pièce en virevoltant. C’est inouï, c’est si bon, cette plongée immédiate dans ce bain de musique. Pour son simple plaisir, ma fille pianote le thème du film la Leçon de Piano. C’est un moment de grâce extraordinaire. J’avais adoré ce merveilleux film d’amour et dramatique, si intense et beau, les images me reviennent et fusionnent avec l’interprétation de ma fille … accueillir, et ressentir sa pleine présence au travers d’un jeu musical, c’est sublime. Pourtant, elle avait déjà joué ce thème des centaines de fois. Je l’avais entendu encore et encore. Au début à tâton, note après note, puis séquence après séquence, trébuchante, puis affirmée à un rythme de plus en plus rapide jusqu’à pouvoir le maîtriser parfaitement, dans la nuance précise des temps, de la note et du toucher des doigts. Mais à cet instant, je suis pris par une émotion encore plus forte, un message m’est donné : tu ne vivras plus jamais cet instant, alors accueille, écoute, jouis de ce miracle… ta fille qui joue au piano.
J’en aurais pleuré de joie et de peine. Mais ce n’étais pas encore l’heure. J’ai savouré ce moment comme un plat, unique au monde, comme le goût de la vie qui ne reviendrait plus jamais. Il est devenu éternel. La mort est ma compagne de chaque instant. Elle est mon double, mon miroir inversé de la conscience. Chaque jour, elle patiente près de moi en silence. J’aime son silence et parfois mon silence se mêle à sa présence. Longtemps, je n’ai pas accepté l’idée de la mort, pour moi ce n’était pas possible de mourir. Mourrir m’apparaissait comme un non sens, une impossibilité du vivant, jusqu’à ce que je sois confronté à la mortalité de mes proches. J’ai du me rendre à l’évidence, moi aussi un jour j’allais devoir mourir, c’est une fatalité inéluctable. Alors, chemin faisant, je me suis apprivoisé avec l’idée de la mort.
Quand la mort s’est présentée comme une évidence de sa réalité à venir, j’ai renoué avec l’idée de vie. La vie, le flux de la vie, la force de vie est devenue ma perception de l’instant présent. J’ai pris conscience soudainement de la puissance de l’instant qui se présente à moi et qui ne reviendra plus jamais. On ne revit jamais la même émotion, la même rencontre, le même rire, le même échange, la même fraîcheur de la découverte de quoi que ce soit. Ensuite, ce sont éventuellement des superpositions de l’esprit entre l’instant présent et les souvenirs heureux que l’on tente de retenir, de refaire vivre. Mais c’est impossible. Chaque instant est nouveau et se meurt ensuite
Extrait Opus 7 / L’essence de Soi