la nudité hypersensible

La salle d’étude est remplie d’étudiant(e)s, nous sommes pratiquement assis les uns sur les autres, par le manque de place. C’est inconfortable dans tous les sens du terme. On entend la pluie qui tombe sur la verrière du plafond, certains d’entre nous ont le dos collé contre les murs de pierre blanche ou contre les piliers de métal, si caractéristique des cours intérieures des anciens bâtiments parisiens transformées en ateliers. Comme une sorte de cirque, nous formons un grand cercle de spectateurs, avec en plein centre : la scène de nu, sur un simple plancher surélevé. Coudes à coudes, on se gêne avec nos petites planches à dessin tenues d’une main, et dans l’autre main le crayon qui tente de trouver son confort, le poignet en mouvement.
Pour me chauffer les doigts, pour patienter avant l’arrivée du nu, je trace quelques esquisses, quelques cercles et traits rapides à la plume et encre de Chine. Comme un chef d’orchestre un peu fantasque, le professeur exige d’entendre crisser les plumes et nous interdit la gomme ou crayon fusain. Inutile de prendre notre temps et de tenter le rattrapage du croquis, ici il n’est pas demandé de tomber dans l’esthétisme, juste retraduire le plus rapidement possible une posture, une émotion, un élan du corps en quelques gestes, en quelques traits et courbes, lancées comme de folles signatures.
Nouveau cycle scolaire oblige, ce sont mes tout premiers jours de découverte en école de design, à Paris. Et c’est bien la première fois que j’assiste à un cours de dessin d’un corps humain. Le professeur nous prévient que le nu sera en mouvement et fera quelques poses figées, qu’il faudra saisir l’instant à la volée, donc notre dessin doit être immédiat et spontané. Le climat est tendu, entre l’appréhension de vouloir réussir de beaux dessins, d’être à la hauteur du défi, de s’offrir à la comparaison de dessinatrices et graphistes talentueux. Si auparavant, je pouvais faire le fanfaron avec mes petits croquis devant les copains, ici tout le monde sait très bien dessiner. Et puis, surtout de se retrouver en face d’une personne complètement nue, livrée aux yeux du groupe. Sous les chuchotements, le glissement des plumes, les papiers froissés et les gouttes de pluie, les regards s’échangent furtivement, nous nous connaissons à peine ou pas du tout pour la plupart d’entre nous.
Une jeune fille fait silencieusement son apparition à pas lents, totalement nue, comme le jour. Mais pour elle, ce serait plutôt comme la nuit. Elle doit avoir une vingtaine d’années, musclée, on dirait une danseuse, par la grâce de son déplacement. Sa peau est noire. Une femme en ébène. Je n’avais jamais vu une telle perfection de beauté. C’est un choc pour moi.
Elle n’accorde aucun intérêt pour les spectateurs, dessinateurs que nous sommes, nous snobant, nous ignorant, en prenant place sur la scène, elle est seule dans son monde, dans sa présence, dans la majesté de son corps qui passe tendrement ou nerveusement d’une pose à une autre. Telle une guerrière, elle dévoile sa féminité avec une audace osée qui me coupe les jambes. J’essaie de faire abstraction de mes émotions complexes, en dessinant des traits, des courbes, des semblants de postures ou de gestuelles, mais c’est trop puissant pour moi.
Quelque chose me dépasse, c’est chamanique, c’est sensuel, c’est sauvage, sexuel et brutal. C’est sublime. Je suis à ma place, même si celle-ci est terriblement inconfortable, alors je m’accroche à ma plume, à l’encre de Chine, à ma planche à dessin, comme une planche de salut, pour éprouver délicieusement tout ce que m’offre cet instant merveilleux. Je suis traversé émotionnellement.
Mon corps entame sa propre danse pour tenter de le retraduire. Ma main se crispe sur la plume, mon poignet s’anime, seul mon regard alterne entre feuille et femme. J’en oublie de regarder ce que je dessine, le dessin se fait de manière organique. Rempli de courbes, de noirceur, de lumière, de féminin … mon esprit est ailleurs, c’est une transe, en voyage confus entre l’Afrique et le coeur de Paris.
C’était il y a 30 ans, c’est maintenant que je comprends.
C’était la puissance du désir, … désir sexuel, désir de vie, désir de jeunesse, désir de réussir, désir de devenir, désir d’être.
Extrait Opus 7 / L’ Invisible Alchimie Intérieure

Auteur :

Je ne suis pas chaman, pas medium, pas alchimiste, pas designer, pas artiste, pas coach, pas clairvoyant, pas hypersensible, pas ultra-connecté, ni fort, ni fragile, je ne suis rien de tout cela, je suis toutes ces dimensions en même temps, comme vous : singulier et universel, entre grandeur et humilité

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